Le Caravage "Judith coupant la tête d'Holopherne" (c.1607) |
On croyait avoir achevé l’inventaire des œuvres du Caravage, y compris celles perdues du fait des accidents de l’histoire, jusqu’à ce jour de 2014 où du fond d’un grenier de Toulouse a été exhumée une toile mystérieuse dont il est vite apparu qu’il s’agissait certainement d’un tableau disparu du maître italien. La restauration vient de rendre son verdict, ce « Judith et Holopherne » est indiscutablement un original. Le sujet est violent, traité avec une brutalité à la limite du supportable comme l'affectionne, toutefois, le peintre. La datation correspond de plus à un moment de sa vie où il est sous le coup d'une condamnation à mort, comme si derrière le caractère spectaculaire de cette décapitation, c'était sa propre exécution qu'il avait voulu mettre en scène. L'horreur de la tête tranchée d'où jaillit le sang concentre cependant moins l'attention que le regard bravache et l'expression glaciale de Judith saisie en pleine action.
Certains experts ont émis des doutes sur l'authenticité du tableau, y trouvant plus de concordances avec un des suiveurs du Caravage, le peintre flamand Louis Finson. Ce fut certes une intéressante attribution mais la facture de ce dernier est rarement aussi fluide et ses contrastes y sont d'ordinaire plus stéréotypés. Un des éléments qui ont semé le doute est du à la présence de cette vieille servante, totalement hideuse. Cette femme au visage buriné extrêmement ridé, la bouche édentée, affectée d'un goître multinodale qui, en lui déformant le cou, en fait presque un personnage monstrueux par opposition au teint lisse et limpide de Judith. Caravage ayant l'habitude de travailler avec des modèles vivants, le fait de représenter des difformités physiques correspondrait plutôt à son parti de ne rien céder à la matérialité de la chair, fusse-t-elle dérangeante.
Le Louvre n'a pas encore donné suite à une éventuelle acquisition de la toile mais il ne fait aucun doute qu'il y aura du monde lors de sa mise aux enchères le 27 juin prochain à Toulouse.
Arrêtons-nous un
moment sur ce peintre vraiment pas comme les autres.
Resté dans l’ombre pendant plus de trois siècles, Le Caravage,
de son vrai nom Michelangelo Merisi, est, pour ceux qui ne le connaîtraient pas
encore, un peintre lombard qui a travaillé à la charnière des 16ème
et 17ème siècle. Un vrai personnage de roman, à la fois un bellâtre, un génie, un
criminel, un fugitif et à la fin un héros tragique. Peintre forcené, insatiable mais bien souvent dépassé par son tempérament irascible et impétueux, il a ponctué
son itinéraire complètement atypique d’œuvres novatrices, d'une fulgurante originalité. On lui doit le clair-obscur, le ténébrisme, le réalisme, la peinture de genre, en somme le caravagisme, un courant majeur de l'aventure picturale.
Il n'y a pas besoin d'être un spécialiste en la matière pour ressentir une émotion très particulière face à ses toiles tant il maîtrise la dimension dramatique en traitant ses personnages avec un réalisme sans concession au sein de scénographies très resserrées dans une atmosphère de tension propice aux scènes se déroulant la nuit. En sa qualité de peintre d’atelier, jamais autant à l'aise que dans cette ambiance crépusculaire où ce sont les chandelles qui sculptent les corps entre ombre et lumière, s’embarrassant peu de détails décoratifs tout en s'attardant avec malice (n'oublions pas qu'il excellait dans les natures mortes) sur les quelques accessoires figurant dans ses tableaux, Le Caravage avait pour préoccupation de provoquer le spectateur, de le prendre à témoin voire de l'intégrer à sa démarche. Il concevait la vie à l’image de sa peinture, charnelle, sombre, ardente.
Il n'y a pas besoin d'être un spécialiste en la matière pour ressentir une émotion très particulière face à ses toiles tant il maîtrise la dimension dramatique en traitant ses personnages avec un réalisme sans concession au sein de scénographies très resserrées dans une atmosphère de tension propice aux scènes se déroulant la nuit. En sa qualité de peintre d’atelier, jamais autant à l'aise que dans cette ambiance crépusculaire où ce sont les chandelles qui sculptent les corps entre ombre et lumière, s’embarrassant peu de détails décoratifs tout en s'attardant avec malice (n'oublions pas qu'il excellait dans les natures mortes) sur les quelques accessoires figurant dans ses tableaux, Le Caravage avait pour préoccupation de provoquer le spectateur, de le prendre à témoin voire de l'intégrer à sa démarche. Il concevait la vie à l’image de sa peinture, charnelle, sombre, ardente.
Le fait de travailler pour l’aristocratie romaine et de bénéficier d’un statut fort enviable autant que d’une réelle reconnaissance ne l'empêchait pas de passer ses nuits dans l’atmosphère turbulente des tavernes où l’on se querellait à la moindre contrariété. C’est là qu’il y trouvait parfois son inspiration mais aussi ses modèles, hommes, femmes, jeunes aussi bien que vieillards. Dans son atelier, une fois qu’il avait défini la pose qu'il attendait de son modèle, il partait de sa toile apprêtée pour entamer directement au pinceau la réalisation du portrait. Cette manière de travailler directement sur le vivant lui permettait d’obtenir un rendu d’un réalisme expressif totalement saisissant. Ces personnages étaient de la sorte surpris dans l'action. L’intérêt était ensuite porté aux vêtements, soignant de la même manière les lingeries légères, les grands drapés théatraux aux plis pesants ou encore les luxueuse étoffes de la mondanité. Pour les très grands formats, les zones sombres prédominaient de manière à suggérer un environnement nocturne et surtout d’éviter de perdre un temps inutile dans des détails de paysage qui, selon lui, n’auraient fait que détourner l’attention du spectateur sur l’essentiel, c’est-à-dire le sujet en tant que tel.
La Mort de la Vierge (détail) Musée du Louvre, Paris |
Il serait en revanche mal venu de prétendre que le fait de simplifier les décors serait dû à une difficulté. Il s’agissait là d’un choix assumé. Caravage avait réalisé dans sa jeunesse de magnifiques natures mortes et s’était même intéressé au paysage au moins dans un tableau « Repos pendant la Fuite en Egypte » mais ce n’était pas ce qu’il recherchait. On pourrait aussi dire qu’il ne maîtrisait pas la perspective et que c’est la raison pour laquelle ses toiles n’ont pas de profondeur. Elles n’ont certes pas de profondeur du fait qu’il met en scène ses personnages dans des espaces clos mais ces personnages créent au contraire le relief, modelés par les contrastes d’ombre et de lumière et souvent disposés de manière à être eux-mêmes en perspective.
Un des exemples les plus frappants est bien le tableau représentant le Souper à Emmaus dont un des deux pèlerins apparaissant de profil tend les deux bras en signe de surprise formant une croix, un geste représenté dans la profondeur qui constitue un raccourci d’une totale hardiesse. Le coude du pélerin de gauche semblant crever la toile est également une manière de créer la profondeur. Un détail savoureux auquel Caravage s'est manifestement plu à donner de l'importance est bien ce poulet rôti que le Christ bénit, transformant le modeste repas de l'Evangile en un délicieux festin.
Madone des Pélerins (Eglise Saint Augustin, Rome) |
Autant Caravage possédait en tant qu’artiste tous les
talents qu’on puisse espérer, autant sa vie fut chaotique. Il lui manquait
assurément une qualité : l’humilité. Très vite conscient de son talent, il
s’est fâché avec tous ceux qui l’ont formé, jusqu’à Rome où son orgueil et son
tempérament à fleur de peau l’ont conduit devant les tribunaux pour violences
répétées. Adulé par les uns, honnis par les autres, il s’est fait un certain
nombre d’ennemis.
Le Souper à Emmaüs National Gallery, Londres |
Et c’est un jour de mai 1606 qu’il tue un homme d’un coup d’épée lors d’une bagarre, pas n’importe qui, Ranuccio Tomassoni, un membre de la puissante famille Farnese qui a déjà compté un pape. Il s’enfuit à Naples pour échapper à la condamnation à mort. De là, il part pour Malte où ses talents de peintre l'introduisent bientôt au sein de la noblesse locale. Bien qu'élevé au grade de Chevalier de l’Ordre de Malte, le voilà vite rattrapé par ses démons. Jeté en prison après de nouvelles bagarres, il s’évade au moyen d’une corde. Radié de l’Ordre, il s’enfuit en Sicile où il peint encore de nouveaux chefs d’œuvre. C’est là qu’il apprend que le pape envisage de lui accorder sa grâce. Il se rend alors à Naples où sa réputation est telle qu’on lui commande à nouveau des toiles. Une fois encore, il se trouve pris dans une rixe au cours de laquelle il manque de trouver la mort. En juillet 1610, il est décidé à retourner à Rome où le pape Scipion Borghese doit lui accorder son pardon. Il prend un bateau qui le conduit d’abord à Porto Ercole, sur la côte toscane. Cette escale va lui être fatale. Le 18 juillet, malade, il meurt à l’hôpital local alors que la grâce papale vient de lui être accordée. Il a 38 ans. Il est probable qu’il ait été atteint de saturnisme, victime du blanc de plomb qui était alors un composant majeur de la peinture à l’huile. Il présentait également les symptômes de la siphylis mais c'est, selon toute vraisemblance, une septicémie qui l'a emporté.
David tenant la tête de Goliath Galerie Borghese, Rome |
Pourquoi Le Caravage continue à fasciner autant? Peut-être parce qu'il a su mieux que quiconque représenter la nature humaine dans sa misère et sa résilience, partagée entre l'ombre et la lumière. Peut-être fût-il aussi, au travers de ses œuvres, le premier artiste féministe?
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