dimanche 24 mars 2019

Pourquoi Le Caravage nous fascine autant


Le Caravage "Judith coupant la tête d'Holopherne" (c.1607)

On croyait avoir achevé l’inventaire des œuvres du Caravage, y compris celles perdues du fait des accidents de l’histoire, jusqu’à ce jour de 2014 où du fond d’un grenier de Toulouse a été exhumée une toile mystérieuse dont il est vite apparu qu’il s’agissait certainement d’un tableau disparu du maître italien. La restauration vient de rendre son verdict, ce « Judith et Holopherne » est indiscutablement un original. Le sujet est violent, traité avec une brutalité à la limite du supportable comme l'affectionne, toutefois, le peintre. La datation correspond de plus à un moment de sa vie où il est sous le coup d'une condamnation à mort, comme si derrière le caractère spectaculaire de cette décapitation, c'était sa propre exécution qu'il avait voulu mettre en scène. L'horreur de la tête tranchée d'où jaillit le sang concentre cependant moins l'attention que le regard bravache et l'expression glaciale de Judith saisie en pleine action.
Certains experts ont émis des doutes sur l'authenticité du tableau, y trouvant plus de concordances avec un des suiveurs du Caravage, le peintre flamand Louis Finson. Ce fut certes une intéressante attribution mais la facture de ce dernier est rarement aussi fluide et ses contrastes y sont d'ordinaire plus stéréotypés. Un des éléments qui ont semé le doute est du à la présence de cette vieille servante, totalement hideuse. Cette femme au visage buriné extrêmement ridé, la bouche édentée, affectée d'un goître multinodale qui, en lui déformant le cou, en fait presque un personnage monstrueux par opposition au teint lisse et limpide de Judith. Caravage ayant l'habitude de travailler avec des modèles vivants, le fait de représenter des difformités physiques correspondrait plutôt à son parti de ne rien céder à la matérialité de la chair, fusse-t-elle dérangeante.

Le Louvre n'a pas encore donné suite à une éventuelle acquisition de la toile mais il ne fait aucun doute qu'il y aura du monde lors de sa mise aux enchères le 27 juin prochain à Toulouse.

Arrêtons-nous un moment sur ce peintre vraiment pas comme les autres.

Resté dans l’ombre pendant plus de trois siècles, Le Caravage, de son vrai nom Michelangelo Merisi, est, pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore, un peintre lombard qui a travaillé à la charnière des 16ème et 17ème siècle. Un vrai personnage de roman, à la fois un bellâtre, un génie, un criminel, un fugitif et à la fin un héros tragique. Peintre forcené, insatiable mais bien souvent dépassé par son tempérament irascible et impétueux, il a ponctué son itinéraire complètement atypique d’œuvres novatrices, d'une fulgurante originalité. On lui doit le clair-obscur, le ténébrisme, le réalisme, la peinture de genre, en somme le caravagisme, un courant majeur de l'aventure picturale.


Il n'y a pas besoin d'être un spécialiste en la matière pour ressentir une émotion très particulière face à ses toiles tant il maîtrise la dimension dramatique en traitant ses personnages avec un réalisme sans concession au sein de scénographies très resserrées dans une atmosphère de tension propice aux scènes se déroulant la nuit. En sa qualité de peintre d’atelier, jamais autant à l'aise que dans cette ambiance crépusculaire où ce sont les chandelles qui sculptent les corps entre ombre et lumière, s’embarrassant peu de détails décoratifs tout en s'attardant avec malice (n'oublions pas qu'il excellait dans les natures mortes) sur les quelques accessoires figurant dans ses tableaux, Le Caravage avait pour préoccupation de provoquer le spectateur, de le prendre à témoin voire de l'intégrer à sa démarche. Il concevait la vie à l’image de sa peinture, charnelle, sombre, ardente.

La Conversion de Marie-Madeleine
Institute of Arts, Detroit (MI)
Un réel clin d'oeil de Caravage à la peinture vénitienne
Tableau à messages par excellence, chargé de symboles
La gravité de l'expression de Marie-Madeleine magnétise littéralement
le spectateur
Une figure singulière en effet que cet artiste, totalement impliqué dans un rejet de la superficialité du maniérisme dominant. Tout l’opposait effectivement aux peintres à la mode dans la ville éternelle, dont les compositions raffinées et complexes se répandaient sur les murs des églises et des palais, précédées de séries d’esquisses et de dessins comme autant d’étapes nécessaires à la maturation des projets. On ne connaît en revanche aucun dessin du Caravage. On le lui a reproché, à l’époque. Son pinceau lui servait de crayon. D’une habileté prodigieuse, il était capable de peindre ses personnages sur le vif, variant avec ingéniosité les mises en scène sans pourtant s’éloigner d’un schéma redondant au fil des toiles, un truc de peintre impatient. C’est surtout à Rome que sa carrière a explosé, bénéficiant du soutien de hauts dignitaires convaincus de la profonde originalité de son talent autant que de ses qualités artistiques.

Le fait de travailler pour l’aristocratie romaine et de bénéficier d’un statut fort enviable autant que d’une réelle reconnaissance ne l'empêchait pas de passer ses nuits dans l’atmosphère turbulente des tavernes où l’on se querellait à la moindre contrariété. C’est là qu’il y trouvait parfois son inspiration mais aussi ses modèles, hommes, femmes, jeunes aussi bien que vieillards. Dans son atelier, une fois qu’il avait défini la pose qu'il attendait de son modèle, il partait de sa toile apprêtée pour entamer directement au pinceau la réalisation du portrait. Cette manière de travailler directement sur le vivant lui permettait d’obtenir un rendu d’un réalisme expressif totalement saisissant. Ces personnages étaient de la sorte surpris dans l'action. L’intérêt était ensuite porté aux vêtements, soignant de la même manière les lingeries légères, les grands drapés théatraux aux plis pesants ou encore les luxueuse étoffes de la mondanité. Pour les très grands formats, les zones sombres prédominaient de manière à suggérer un environnement nocturne et surtout d’éviter de perdre un temps inutile dans des détails de paysage qui, selon lui, n’auraient fait que détourner l’attention du spectateur sur l’essentiel, c’est-à-dire le sujet en tant que tel.

La Mort de la Vierge (détail)
Musée du Louvre, Paris
Il s’agissait véritablement d’un choix car, pour Caravage, l’intérêt d’une œuvre résidait d’abord dans la capacité de l’artiste à offrir à ses personnages une personnalité propre, une pensée intérieure, une réelle psychologie destinée à interpeller le spectateur. C’est aussi la raison pour laquelle la palette des carnations était aussi riche et contrastée, en opposition avec les autres éléments de ses œuvres, où les blancs lumineux se détachent sur des tonalités sombres dominées par le rouge, le vert ou l’ocre pour les tissus, le brun et le gris pour les fonds.
Il serait en revanche mal venu de prétendre que le fait de simplifier les décors serait dû à une difficulté. Il s’agissait là d’un choix assumé. Caravage avait réalisé dans sa jeunesse de magnifiques natures mortes et s’était même intéressé au paysage au moins dans un tableau « Repos pendant la Fuite en Egypte » mais ce n’était pas ce qu’il recherchait. On pourrait aussi dire qu’il ne maîtrisait pas la perspective et que c’est la raison pour laquelle ses toiles n’ont pas de profondeur. Elles n’ont certes pas de profondeur du fait qu’il met en scène ses personnages dans des espaces clos mais ces personnages créent au contraire le relief, modelés par les contrastes d’ombre et de lumière et souvent disposés de manière à être eux-mêmes en perspective.
Un des exemples les plus frappants est bien le tableau représentant le Souper à Emmaus dont un des deux pèlerins apparaissant de profil tend les deux bras en signe de surprise formant une croix, un geste représenté dans la profondeur qui constitue un raccourci d’une totale hardiesse. Le coude du pélerin de gauche semblant crever la toile est également une manière de créer la profondeur. Un détail savoureux auquel Caravage s'est manifestement plu à donner de l'importance est bien ce poulet rôti que le Christ bénit, transformant le modeste repas de l'Evangile en un délicieux festin.

Madone des Pélerins
(Eglise Saint Augustin, Rome)
Ce qui caractérise aussi Caravage est son intérêt pour ses modèles, souvent les mêmes par ailleurs, et sa façon de les sublimer. Les vieillards qu’il met en scène ont une présence toute particulière, on pourrait même dire une noblesse monumentale. Pieds nus, la plante souillée par la terre des chemins, ils possèdent dans leur attitude une dignité toute particulière. La Madone des Pélerins qui orne une des chapelles de l’église Saint Augustin à Rome est à ce titre tout à fait révélatrice de la capacité de Caravage à la personnalisation. Les deux pèlerins agenouillés au pied de la Vierge sont d’un réalisme qui les confond avec les gens du peuple venus prier. En apparaissant au premier plan du tableau, ils constituent en quelque sorte le lien formel entre le divin et le réel, invitant dans une même communion les fidèles de passage. Mais le génie ne s’arrête pas là. Pour celui qui connaît cette grande toile d’autel, la Vierge n’est pas une icône ni la Mater Dolorosa, mais une jeune femme digne d’une statue grecque, posant avec élégance, tenant l’Enfant, un bambin en chair et en os, pesant dans les bras de sa mère dont on ressent l’effort.

Autant Caravage possédait en tant qu’artiste tous les talents qu’on puisse espérer, autant sa vie fut chaotique. Il lui manquait assurément une qualité : l’humilité. Très vite conscient de son talent, il s’est fâché avec tous ceux qui l’ont formé, jusqu’à Rome où son orgueil et son tempérament à fleur de peau l’ont conduit devant les tribunaux pour violences répétées. Adulé par les uns, honnis par les autres, il s’est fait un certain nombre d’ennemis.

Le Souper à Emmaüs
National Gallery, Londres

















Et c’est un jour de mai 1606 qu’il tue un homme d’un coup d’épée lors d’une bagarre, pas n’importe qui, Ranuccio Tomassoni, un membre de la puissante famille Farnese qui a déjà compté un pape. Il s’enfuit à Naples pour échapper à la condamnation à mort. De là, il part pour Malte où ses talents de peintre l'introduisent bientôt au sein de la noblesse locale. Bien qu'élevé au grade de Chevalier de l’Ordre de Malte, le voilà vite rattrapé par ses démons. Jeté en prison après de nouvelles bagarres, il s’évade au moyen d’une corde. Radié de l’Ordre, il s’enfuit en Sicile où il peint encore de nouveaux chefs d’œuvre. C’est là qu’il apprend que le pape envisage de lui accorder sa grâce. Il se rend alors à Naples où sa réputation est telle qu’on lui commande à nouveau des toiles. Une fois encore, il se trouve pris dans une rixe au cours de laquelle il manque de trouver la mort. En juillet 1610, il est décidé à retourner à Rome où le pape Scipion Borghese doit lui accorder son pardon. Il prend un bateau qui le conduit d’abord à Porto Ercole, sur la côte toscane. Cette escale va lui être fatale. Le 18 juillet, malade, il meurt à l’hôpital local alors que la grâce papale vient de lui être accordée. Il a 38 ans. Il est probable qu’il ait été atteint de saturnisme, victime du blanc de plomb qui était alors un composant majeur de la peinture à l’huile. Il présentait également les symptômes de la siphylis mais c'est, selon toute vraisemblance, une septicémie qui l'a emporté.

David tenant la tête de Goliath
Galerie Borghese, Rome
Hormis son parcours hors norme, Caravage fait aussi transparaître dans certains tableaux le visage d’une homme torturé, conscient de la violence de son tempérament et du châtiment qui le menace. Déjà dans le Martyre de Saint Matthieu qui orne la chapelle Contarelli dans l’église St Louis des Français (Rome), il apparaît en silhouette comme un témoin indiscret de la scène représentée dans toute sa violence. Mais c’est surtout le David et Goliath (Galerie Borgese, Rome) qui donne la pleine mesure des démons qui le hantent. Il peint le tableau alors qu’il est poursuivi pour meurtre et menacé d’être décapité. C’est ce qu’il illustre en se représentant sous les traits de Goliath, la tête tranchée, comme s’il avait voulu à travers la toile représenter le sort qui lui est réservé, se reconnaissant ainsi comme une créature du mal.

Pourquoi Le Caravage continue à fasciner autant?  Peut-être parce qu'il a su mieux que quiconque représenter la nature humaine dans sa misère et sa résilience, partagée entre l'ombre et la lumière. Peut-être fût-il aussi, au travers de ses œuvres, le premier artiste féministe?      


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